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mardi 24 mars 2015

Texte Séance 4 : L'entrée en scène d'Harpagon

Séance 4 : L'entrée en scène d'Harpagon


L'AVARE Acte I scène 3

SCÈNE III
HARPAGON, LA FLÈCHE.
HARPAGON.— Hors d'ici tout à l'heure, et qu'on ne réplique pas. Allons, que l'on détale de chez moi, maître juré filou; vrai gibier de potence.
LA FLÈCHE.— Je n'ai jamais rien vu de si méchant que ce maudit vieillard; et je pense, sauf correction17, qu'il a le diable au corps.
HARPAGON.— Tu murmures entre tes dents.
LA FLÈCHE.— Pourquoi me chassez-vous?
HARPAGON.— C'est bien à toi, pendard; à me demander des raisons: sors vite, que je ne
t'assomme.
LA FLÈCHE.— Qu'est-ce que je vous ai fait?
HARPAGON.— Tu m'as fait, que je veux que tu sortes.
LA FLÈCHE.— Mon maître, votre fils, m'a donné ordre de l'attendre.
HARPAGON.— Va-t'en l'attendre dans la rue, et ne sois point dans ma maison planté tout droit comme un piquet, à observer ce qui se passe, et faire ton profit de tout. Je ne veux point avoir sans cesse devant moi un espion de mes affaires; un traître, dont les yeux maudits assiègent toutes mes actions, dévorent ce que je possède, et furètent de tous côtés pour voir s'il n'y a rien à voler.
LA FLÈCHE.— Comment diantre voulez-vous qu'on fasse pour vous voler? Êtes-vous un
homme volable, quand vous renfermez toutes choses, et faites sentinelle jour et nuit?
HARPAGON.— Je veux renfermer ce que bon me semble, et faire sentinelle comme il me
plaît. Ne voilà pas de mes mouchards18, qui prennent garde à ce qu'on fait? Je tremble qu'il n'ait soupçonné quelque chose de mon argent. Ne serais-tu point homme à aller faire courir le bruit que j'ai chez moi de l'argent caché?
LA FLÈCHE.— Vous avez de l'argent caché?
HARPAGON.— Non, coquin, je ne dis pas cela. (À part.)J'enrage. Je demande si malicieusement tu n'irais point faire courir le bruit que j'en ai.
LA FLÈCHE.— Hé que nous importe que vous en ayez, ou que vous n'en ayez pas, si c'est pour nous la même chose?
HARPAGON.— Tu fais le raisonneur; je te baillerai de ce raisonnement-ci par les oreilles. (Il lève la main pour lui donner un soufflet.)Sors d'ici encore une fois.
LA FLÈCHE.— Hé bien, je sors.
17 Sauf correction: formule dont on se sert pour modifier et, en quelque sorte, rétracter d'avance ce qu'on va dire. Ici, La Flèche demande pardon d'employer le mot diable, qui porte malheur.
18 Mouchard: «espion qui s'attache à suivre secrètement une personne pour en donner des nouvelles à la justice» (Dictionnaire de l'Académie, 1694).
HARPAGON.— Attends. Ne m'emportes-tu rien?
LA FLÈCHE.— Que vous emporterais-je?
HARPAGON.— Viens çà, que je voie. Montre-moi tes mains.
LA FLÈCHE.— Les voilà.
HARPAGON.— Les autres19.
LA FLÈCHE.— Les autres?
HARPAGON.— Oui.
LA FLÈCHE.— Les voilà.
HARPAGON.— N'as-tu rien mis ici dedans?
LA FLÈCHE.— Voyez vous-même.
HARPAGON. Il tâte le bas de ses chausses.— Ces grands hauts-de-chausses sont propres à devenir les receleurs des choses qu'on dérobe; et je voudrais qu'on en eût fait pendre quelqu'un20.
LA FLÈCHE.— Ah ! qu'un homme comme cela, mériterait bien ce qu'il craint ! et que j'aurais de joie à le voler !
HARPAGON.— Euh?
LA FLÈCHE.— Quoi?
HARPAGON.— Qu'est-ce que tu parles de voler?
LA FLÈCHE.— Je dis que vous fouilliez bien partout, pour voir si je vous ai volé.
HARPAGON.— C'est ce que je veux faire. (Il fouille dans les poches de la Flèche).
LA FLÈCHE.— La peste soit de l'avarice, et des avaricieux.
HARPAGON.— Comment? que dis-tu?
LA FLÈCHE.— Ce que je dis?
HARPAGON.— Oui. Qu'est-ce que tu dis d'avarice, et d'avaricieux?
LA FLÈCHE.— Je dis que la peste soit de l'avarice, et des avaricieux.
HARPAGON.— De qui veux-tu parler?
LA FLÈCHE.— Des avaricieux.
HARPAGON.— Et qui sont-ils ces avaricieux?
19Cette scène s'inspire de l'Aululaire de Plaute (auteur de l'Antiquité), où Euclion demande à voir «la troisième main» de Strobile. Molière est un écrivain qui appartient au classicisme, les classiques s'inspirent des auteurs de l'Antiquité.
20Je voudrais qu'on en eût fait pendre quelqu'un: je voudrais qu'on eût fait pendre
quelqu'un pour avoir caché son larcin dans son haut-de-chausses.
LA FLÈCHE.— Des vilains, et des ladres.
HARPAGON.— Mais qui est-ce que tu entends par là?
LA FLÈCHE.— De quoi vous mettez-vous en peine?
HARPAGON.— Je me mets en peine de ce qu'il faut?
LA FLÈCHE.— Est-ce que vous croyez que je veux parler de vous?
HARPAGON.— Je crois ce que je crois; mais je veux que tu me dises à qui tu parles quand tu dis cela.
LA FLÈCHE.— Je parle… Je parle à mon bonnet.
HARPAGON.— Et moi, je pourrais bien parler à ta barrette21.
LA FLÈCHE.— M'empêcherez-vous de maudire les avaricieux?
HARPAGON.— Non; mais je t'empêcherai de jaser, et d'être insolent. Tais-toi.
LA FLÈCHE.— Je ne nomme personne.
HARPAGON.— Je te rosserai, situ parles.
LA FLÈCHE.— Qui se sent morveux, qu'il se mouche.
HARPAGON.— Te tairas-tu?
LA FLÈCHE.— Oui, malgré moi.
HARPAGON.— Ha, ha.
LA FLÈCHE, lui montrant une des poches de son justaucorps. — Tenez, voilà encore une
poche. Êtes-vous satisfait?
HARPAGON.— Allons, rends-le-moi sans te fouiller.
LA FLÈCHE.— Quoi?
HARPAGON.— Ce que tu m'as pris.
LA FLÈCHE.— Je ne vous ai rien pris du tout.
HARPAGON.— Assurément.
LA FLÈCHE.— Assurément.
HARPAGON.— Adieu. Va-t'en à tous les diables.
LA FLÈCHE.— Me voilà fort bien congédié.
HARPAGON.— Je te le mets sur ta conscience au moins. Voilà un pendard de valet qui
21Barrette: «bonnet dont on use en Italie. On dit proverbialement et bassement parler à
la barrette de quelqu'un pour dire le quereller, lui faire quelque reproche, quelque réprimande»
(Dictionnaire de Furetière, 1690).
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m'incommode fort; et je ne me plais point à voir ce chien de boiteux-là22
.

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