Séance
4 : L'entrée en scène d'Harpagon
L'AVARE
Acte I scène 3
SCÈNE
III
HARPAGON,
LA FLÈCHE.
HARPAGON.—
Hors d'ici tout à l'heure, et qu'on ne réplique pas. Allons, que
l'on détale de chez moi, maître juré filou; vrai gibier de
potence.
LA
FLÈCHE.— Je n'ai jamais rien vu de si méchant que ce maudit
vieillard; et je pense, sauf correction17, qu'il a le diable au
corps.
HARPAGON.—
Tu murmures entre tes dents.
LA
FLÈCHE.— Pourquoi me chassez-vous?
HARPAGON.—
C'est bien à toi, pendard; à me demander des raisons: sors vite,
que je ne
t'assomme.
LA
FLÈCHE.— Qu'est-ce que je vous ai fait?
HARPAGON.—
Tu m'as fait, que je veux que tu sortes.
LA
FLÈCHE.— Mon maître, votre fils, m'a donné ordre de l'attendre.
HARPAGON.—
Va-t'en l'attendre dans la rue, et ne sois point dans ma maison
planté tout droit comme un piquet, à observer ce qui se passe, et
faire ton profit de tout. Je ne veux point avoir sans cesse devant
moi un espion de mes affaires; un traître, dont les yeux maudits
assiègent toutes mes actions, dévorent ce que je possède, et
furètent de tous côtés pour voir s'il n'y a rien à voler.
LA
FLÈCHE.— Comment diantre voulez-vous qu'on fasse pour vous voler?
Êtes-vous un
homme
volable, quand vous renfermez toutes choses, et faites sentinelle
jour et nuit?
HARPAGON.—
Je veux renfermer ce que bon me semble, et faire sentinelle comme il
me
plaît.
Ne voilà pas de mes mouchards18, qui prennent garde à ce qu'on
fait? Je tremble qu'il n'ait soupçonné quelque chose de mon argent.
Ne serais-tu point homme à aller faire courir le bruit que j'ai chez
moi de l'argent caché?
LA
FLÈCHE.— Vous avez de l'argent caché?
HARPAGON.—
Non, coquin, je ne dis pas cela. (À part.)J'enrage. Je demande si
malicieusement tu n'irais point faire courir le bruit que j'en ai.
LA
FLÈCHE.— Hé que nous importe que vous en ayez, ou que vous n'en
ayez pas, si c'est pour nous la même chose?
HARPAGON.—
Tu fais le raisonneur; je te baillerai de ce raisonnement-ci par les
oreilles. (Il lève la main pour lui donner un soufflet.)Sors d'ici
encore une fois.
LA
FLÈCHE.— Hé bien, je sors.
17
Sauf correction: formule dont on se sert pour modifier et, en quelque
sorte, rétracter d'avance ce qu'on va dire. Ici, La Flèche demande
pardon d'employer le mot diable, qui porte malheur.
18
Mouchard: «espion qui s'attache à suivre secrètement une personne
pour en donner des nouvelles à la justice» (Dictionnaire de
l'Académie, 1694).
HARPAGON.—
Attends. Ne m'emportes-tu rien?
LA
FLÈCHE.— Que vous emporterais-je?
HARPAGON.—
Viens çà, que je voie. Montre-moi tes mains.
LA
FLÈCHE.— Les voilà.
HARPAGON.—
Les autres19.
LA
FLÈCHE.— Les autres?
HARPAGON.—
Oui.
LA
FLÈCHE.— Les voilà.
HARPAGON.—
N'as-tu rien mis ici dedans?
LA
FLÈCHE.— Voyez vous-même.
HARPAGON.
Il tâte le bas de ses chausses.— Ces grands hauts-de-chausses sont
propres à devenir les receleurs des choses qu'on dérobe; et je
voudrais qu'on en eût fait pendre quelqu'un20.
LA
FLÈCHE.— Ah ! qu'un homme comme cela, mériterait bien ce qu'il
craint ! et que j'aurais de joie à le voler !
HARPAGON.—
Euh?
LA
FLÈCHE.— Quoi?
HARPAGON.—
Qu'est-ce que tu parles de voler?
LA
FLÈCHE.— Je dis que vous fouilliez bien partout, pour voir si je
vous ai volé.
HARPAGON.—
C'est ce que je veux faire. (Il fouille dans les poches de la
Flèche).
LA
FLÈCHE.— La peste soit de l'avarice, et des avaricieux.
HARPAGON.—
Comment? que dis-tu?
LA
FLÈCHE.— Ce que je dis?
HARPAGON.—
Oui. Qu'est-ce que tu dis d'avarice, et d'avaricieux?
LA
FLÈCHE.— Je dis que la peste soit de l'avarice, et des avaricieux.
HARPAGON.—
De qui veux-tu parler?
LA
FLÈCHE.— Des avaricieux.
HARPAGON.—
Et qui sont-ils ces avaricieux?
19Cette
scène s'inspire de l'Aululaire de Plaute (auteur de l'Antiquité),
où Euclion demande à voir «la troisième main» de Strobile.
Molière est un écrivain qui appartient au classicisme, les
classiques s'inspirent des auteurs de l'Antiquité.
20Je
voudrais qu'on en eût fait pendre quelqu'un: je voudrais qu'on eût
fait pendre
quelqu'un
pour avoir caché son larcin dans son haut-de-chausses.
LA
FLÈCHE.— Des vilains, et des ladres.
HARPAGON.—
Mais qui est-ce que tu entends par là?
LA
FLÈCHE.— De quoi vous mettez-vous en peine?
HARPAGON.—
Je me mets en peine de ce qu'il faut?
LA
FLÈCHE.— Est-ce que vous croyez que je veux parler de vous?
HARPAGON.—
Je crois ce que je crois; mais je veux que tu me dises à qui tu
parles quand tu dis cela.
LA
FLÈCHE.— Je parle… Je parle à mon bonnet.
HARPAGON.—
Et moi, je pourrais bien parler à ta barrette21.
LA
FLÈCHE.— M'empêcherez-vous de maudire les avaricieux?
HARPAGON.—
Non; mais je t'empêcherai de jaser, et d'être insolent. Tais-toi.
LA
FLÈCHE.— Je ne nomme personne.
HARPAGON.—
Je te rosserai, situ parles.
LA
FLÈCHE.— Qui se sent morveux, qu'il se mouche.
HARPAGON.—
Te tairas-tu?
LA
FLÈCHE.— Oui, malgré moi.
HARPAGON.—
Ha, ha.
LA
FLÈCHE, lui montrant une des poches de son justaucorps. — Tenez,
voilà encore une
poche.
Êtes-vous satisfait?
HARPAGON.—
Allons, rends-le-moi sans te fouiller.
LA
FLÈCHE.— Quoi?
HARPAGON.—
Ce que tu m'as pris.
LA
FLÈCHE.— Je ne vous ai rien pris du tout.
HARPAGON.—
Assurément.
LA
FLÈCHE.— Assurément.
HARPAGON.—
Adieu. Va-t'en à tous les diables.
LA
FLÈCHE.— Me voilà fort bien congédié.
HARPAGON.—
Je te le mets sur ta conscience au moins. Voilà un pendard de valet
qui
21Barrette:
«bonnet dont on use en Italie. On dit proverbialement et bassement
parler à
la
barrette de quelqu'un pour dire le quereller, lui faire quelque
reproche, quelque réprimande»
(Dictionnaire
de Furetière, 1690).
7
m'incommode
fort; et je ne me plais point à voir ce chien de boiteux-là22
.
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